(textes non encore revus et corrigés)
À pied, en passant par les Gobelins et le Mobilier national, jusqu'à la Butte-aux-Cailles, ancien quartier de chiffonniers et d'ouvriers du cuir. Envie de revoir ces rues, ces ambiances. Un exemple de plus que les cris comme quoi le « vieux » Paris aurait « complètement disparu » semblent des cris de ceux qui ne se promènent pas assez PARTOUT. Tout est en mouvement. La ville ne vit que grâce aux transformations. Ville-musée ? Pas vraiment. Je le croyais jadis, répétant trop vite, trop facilement les paroles toutes faites, paroles des passéistes incurables. La force de Paris reste qu'il y ait de tout. Et comme il faut de tout pour faire un monde, oui, Paris reste un cosmos en soi, a world apart. (lecture à propos : d'Éric Hazan, Le tumulte de Paris)
Au pied de la Butte-aux-Cailles, dans un petit jardin bordant l'ancien dispensaire de Maison-Blanche, aujourd'hui crèche municipale, un buste et une statue en l'honneur d'Ernest Rousselle, Président du Conseil municipal de Paris, radical socialiste anti-clérical, défenseur des enfants, notamment de ceux qu'il va, en fondant des écoles de réforme, soustraire à l'Assistance publique et à l'influence des soutanes. Ça mérite, en effet, un monument !
La surprenante église de Sainte-Anne-de-la-Butte-aux-Cailles date des alentours de 1900, terminée et enfin inaugurée en 1912. Implantée dans un quartier alors pauvre, l'église fait office d'aumônerie. Les vitraux hautement contrastés sont, voilà ce que me dit un petit dépliant, posés à la fin des années 30, juste avant la Guerre. D'important travaux y ont lieu aujourd'hui, des fissures inquiétantes ayant apparu.
« Terrain vague », c'est l'association qui me vient à l'esprit, tout Paris, au fond (c'est le cas de le dire), se trouve sur un terrain des plus vagues : des plus troués.
Sur un petit square (en fait la place Paul-Verlaine) tout proche, l'on joue aux pétanques (tiens, me joindrais-je au petit groupe, reprenant le plaisir du jeu découvert à … Sigmaringen ?), une plaque de bronze rappelle le premier vol humain, effectué un jour de novembre 1783, en une espèce d'objet volant fait de papier et qu'on fait se lever grâce à un feu de paille ! En moins d'une demie-heure les deux explorateurs passagers parcourent la distance de neuf kilomètres, depuis La Muette jusqu'ici, sur cette colline chauve au abords de Paris. Qu'on s'imagine la hardiesse et la prouesse de cette entreprise !
Juste à côté, une autre prouesse. On accourt pour remplir des bidons d'une eau qui jaillit là d'environ 600 m de profondeur, le puits artésien de la Butte-aux-Cailles. Projet de forage initié par Haussmann, achevé en 1893, après maintes interruptions. Je remplis ma bouteille, je goûte, et je viens très certainement de boire l'eau la meilleure et sans doute la plus ancienne de mon séjour : plusieurs dizaines de milliers d'années (l'eau, non – malheureusement – mon séjour !). Me voilà connecté, dans la vacarme de cette place, à du vivant datant d'une époque dont on a nulle trace humaine pour ce qui allait devenir Paris.
Tout le long de la rue de Tolbiac – Université Panthéon-Sorbonne – Olympiades – BNF.
Retrouvailles, sur le site de la BNF, avec la fabuleuse sculpture Toi et Moi de Louise Bourgeois (480 x 1.249,6 x 208,2 cm, aluminium poli, 1997).
Le soir, masterclass avec Joy Sorman. D'un naturel bien différent de celui de Rosa Montero, je retiens, sur un autre ton, certaines définitions bien ciselées, évidentes à entendre, mais pas toujours si présentes quand on a le nez dessus, sur la feuille, sur l'écran, quand on est pris par et dans la confrontation d'avec la matière qui résiste.
Citations en substance :
« Contrairement au journalisme, la littérature, c'est l'écriture du détail. »
« Partir sur le terrain pour faire des recherches, c'est aussi revivifier sa propre langue. C'est brancher sa langue sur les prises de terre externes. »
« Le corps, c'est le dérèglement permanent. La littérature, c'est une manière de le mater, de l'appréhender. »
« Mon premier livre assène. C'est un livre de la certitude. Aujourd'hui, je m'intéresse à l'interrogation de l'incertitude. J'ai changé de tempérament.
Je peux toujours arrêter la narration parfois, pour entrer dans un discours. Mais je me suis améliorée de ne plus le faire trop. »
Saint-Ouen, encore. Transformations substantielles. Je veux, pour compléter la visite de chantier à Saint-Denis-Pleyel, apprendre davantage sur le Grand Paris express. La Fabrique du métro, dans les anciens Docks, propose des visites guidées. En avant. Mais d'abord, visite du quartier. Une inscription sur le Monuments aux Morts devant la Mairie me fait m'arrêter. J'associe la phrase à notre présent. Quelques enjambées de là, sur la façade du nouveau siège de la région d'Île-de -France, le complément visuel.
Parc des Docks. Face à l'Île des Vannes. Aménagement de nouveaux jardins familiaux. Bassins d'eau, espèce de trop-plein pour des périodes de crus. C'est vaste, c'est généreux, et entourés de nouveaux ensembles à l'architecture recherchée. Ce ne sont pas que les chiffres qui parlent, le rendement, la capacité d'accueil, mais aussi la recherche de la beauté, de la forme si ce n'est innovatrice du moins agréable à l'œil, un défi pour l'esprit. Des logements sociaux tout comme des programmes pour l'accession sociale à la propriété, le tout en prolongement d'un tissu urbain dense de quartiers établis. La mixité sociale, comme ça, elle peut avoir une chance ! (Mais : où iront les invisibles, les non-vus, ceux qui sont visibles mais que nous ne voulons voir ? Depuis mes premiers jours et le jeune homme vu couché par terre, rue Saint-Jacques, devant la Sorbonne, combien d'autres n'ai je vus sans m'arrêter, combien d'autres n'ai-je intégrés dans mon tableau de l'indifférence, dans cette réalité parisienne à laquelle s'adapter paraît aisé tellement elle semble me délivrer d'une responsabilité personnelle, d'une « responsabilité civile », assurance à laquelle, à ma connaissance et selon mes souvenirs, tout habitant doit souscrire. Tout habitant à domicile fixe...)
Contre ce ciel d'un bleu limpide : les installations du terminal pellets de la CPCU, grande entreprise d'énergie urbaine qui, avec son réseau entier, assure, je l'apprendrai par la suite, un quart des besoins en chauffage de la capitale. 6.000 bâtiment connectés, un réseau de plus de 500 km de canalisation pour acheminer la chaleur sous forme de vapeur à 200 °C...
La visite de la Fabrique du métro complète et approfondit ce que j'ai entendu et appris lors de ma visite de chantier. Les prototypes pour une expérience d'immersion se suivent, tunnel, rame, quai, et une salle entière est dédiée au design : au mobilier, aux luminaires, à la charte graphique, le tout encore au stade d'expérimentation.
« L'information dans le gares doit rendre les déplacements des voyageurs plus aisés et l'atmosphères des stations plus agréables ; mais elle a aussi pour ambition de construire une carte mentale partagée du Grand Paris. »
Ruedi Baur, designer graphique
Encore une fois, je pose ma question au sujet du budget global avisé de 40 - 42 milliards d'euros. Encore, pas de réponse très claire. Toujours est-il : ce Grand Paris express est en train de se faire, il sera achevé, et il sera un succès.
Retour, à pied, passant par la Grande Mosquée AL HASHIMI, belle façade.
Puis, longeant l'ancien site PSA Peugeot-Citroën, du côté de l'Avenue du Capitaine Glarner, site fermé il y a un an. Se construira ici, où un siècle en arrière 3.200 personnes travaillaient pour Citroën, le nouvel hôpital Grand Paris Nord, sur un terrain de plus de quatre hectares et demi.
Retour par le 18ème, Barbès, Magenta, Mairie du 10ème, Arts-et-Métiers.
Encore 15 km de marche à pied, le troisième jour de suite...
Des photos, photos, photos ! Il est vrai, les promenades urbaines, elles s'accompagnent de ces prises de vue, et parfois je me dis : « Exit ! Laisse tomber, fie-toi aux mots, aux mots seuls, ne travaille pas en double. »
Est-ce vraiment un double, l'image ? Un complément ? Un capteur de quelque chose que le mot ne voudras pas, ne pourra pas transporter ?
Je crois que dans le temps donné, ou plutôt le temps pris, c'est un équilibre qui s'installe, entre les mots et les images. Il est certain que sans ces prises de vue les mots devraient se dire autrement. Ils auraient plus de travail à faire. Pour l'instant, et sur ce format-ci, je semble vouloir laisser de la place aux deux.
*
Après les 15 kilomètres d'hier, nouvelle journée de grande balade. Sortir de Paris vers le sud veut dire aller au vert, dans des contrées vallonnées, avec des perspectives, depuis les fenêtres des rames du RER, portant au loin.
Descente à Lozère. La lumière et le vert rayonnant depuis les collines, serait-ce, tout cela, un mirage, ne serais-je pas arrivé réellement en Lozère ?
J'emprunte un chemin qui grimpe sec et traverse une petite forêt, pour arriver enfin, hors de souffle, sur le Plateau de Saclay. Mon corps comprend pourquoi il porte son nom. Ici, je pourrais en effet être à des centaines de kilomètres de la capitale. Paturages et constructions années 70, séparées d'une voie goudronnée empruntée par de nombreux autobus plein d'étudiants. L'arrivée du Grand Paris express va désenclaver ce campus en devenir, ce site qui voudra être un Sillicon Valley à la française, et qui l'est déjà.
Le labyrinthe des bâtiments de l'École polytechnique, voilà où je me perds. Demi tour. Contours. Personne ne sait comment aller à pied jusqu'à EDF Lab. Toujours cet étonnement à voir des usagers de tous les jours sans notion de l'espace, sans curiosité, sans référence autre que le bout sous leur nez. Probablement des automobilistes. Handicapés par la toute-puissance de la machine.
Je ne sais trop que penser de ce site à l'horizon étendu, de cette bonne centaine d'étudiants aux jardins de Polytechnique, se ruant vers l'unique kiosque offrant un repas. Est-ce propice pour de futurs ingénieurs qui vont avoir un impact sur la vie des autres, sur le façonnement bien palpable du monde, d'être parqués sur un campus loin du tissu vital et vibrant de la cité ? Sans toutes les autres dimensions qui font la ville ? Sans art, sans sensualité ? Ou s'agit-il là d'une espèce si spécialisée qu'elle ressemble aux chirurgiens de haut vol qui quand ils opèrent ne voient qu'un corps, qui pour travailler ne doivent pas voir autre chose qu'un corps, et qui font abstraction de tout ce qui fait, pour nous autres mortels, toute la saveur de la vie ?
Je retrouve enfin l'accès à l'immense site d'EDF, passant le long du chantier de la future ligne 18 qui parcourra le Plateau sur pilotis. De ma visite prévue à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine, voilà ce qui en reste. Pas de dates disponibles. Ici, si. Je me sens un peu trompé sur la marchandise, et je reste sur ma faim, trop focalisé certainement sur le nucléaire. N'empêche, la visite est informative, le médiateur – c'est ce que dit son gilet fluo – partage généreusement son savoir. Il dit être étudiant d'une des écoles d'ingénieur implantées sur le Plateau. Son charme à la Témoin de Jéhova est quelque peu rêche, mais il sait de quoi il parle. Quand je lui pose, en l'annonçant provocatrice, ma première question sur le nucléaire, il a le mérite de ne pas tourner autour du pot et d'y répondre franco. Non, au sein de ce département Recherche et Développement d'EDF, il n'est pas prévu de travailler à sa propre suppression pour ce qui est du nucléaire. Je veux, justement savoir si les chercheurs pensent cette question, si le génie humain investi dans des solutions d'amélioration s'intéresse aussi à des portes de sortie – de salut, dirais-je, moi – même si politiquement ce n'est clairement pas voulu. Nenni. La plupart de ceux, dit-il, qui travaillent sur la question seraient, comme lui-même, clairement en faveur du nucléaire. La question ne se poserait donc pas.
Justement, c'est pourquoi c'est moi qui l'ai posée...
La focalisation quasi-religieuse sur le carbone et la motivation de réduire notre empreinte fait plus que jamais apparaître le nucléaire comme une technologie « verte », comme la solution même à tous les problèmes, ou presque. Quelle folie !
Je considère qu'il n'est que juste que ce soient bien les corps professionnels qui nous ont mis dans le pétrin du nucléaire qui sont appelés, dorénavant, à nous en sortir. En ce XXIème siècle, il nous faut sortir de cette technologie d'apprentis sorciers, de l'affirmation phallocrate, bref, de l'arrogance anthropocentrique. Si nous voulons réussir le virage vert, il faudra, à mon sens, (re)trouver la modestie. Ce qui impliquera bien plus qu'une « simple » substitution de technologies. À terme, et très vite, si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, donc : de suite, cela pose la question fondamentale du système, du sacro-saint dogme de la croissance de ce capitalisme de l'anéantissement pratiqué depuis quelques siècles maintenant.
Ici, pendant cette visite-vitrine, pas question de tout cela. Bien sûr que non, malheureusement.
Je n'insiste pas. La réponse du médiateur ne me surprend pas. Soit. Je ne suis pas venu pour jouer l'hérétique. Mais pour apprendre. Et il y a de quoi.
Pour commencer, sur le bâtiment même, conçu par l'architecte Francis Soler, spécifiquement pour ce site. Pourquoi ici ? Pour être près des institutions partenaires du monde académique, sur un site qui à terme regroupera 20 % de la recherche française. Le bâtiment (principal, il y en a plusieurs, dont celui pour le centre de formation EDF) produit l'énergie qu'il consomme, son architecture aide à sa climatisation, été comme hiver.
Puis, les recherches effectuées sur place portent sur les éoliennes flottantes, marines (off shore), en trois versions, toutes reliées à des ancres sur fond marin. Aussi, des panneaux solaires bi-face. Avec un rendement de 30 % de plus que les panneaux mono-face. La recherche aurait prouvé que les reflets des surfaces du sol représenteraient ce manque à gagner. La deuxième face, donc celle inclinée vers le sol, pourra désormais récolter cette ressource.
Tout au long du parcours néanmoins, la question du nucléaire revient, en creux en quelque sorte, le médiateur s'y référant comme à une source sûre. Ce qu'il désigne comme sûr n'est autre que la disponibilité de la ressource. De la sûreté de la technologie il semble ne même pas douter. Étonnant, pour lui comme pour toute une classe de scientifiques, d'être si peu réceptifs aux contre-indications prouvées de maintes fois, la dernière preuve étant les bombardements millimétrés des centrales ukrainiennes.
Quand on fait l'addition sans l'homme. Le 11 septembre, provoqué, rendu possible grâce à des cutteurs...
Couper court à la sur-technologisation.
Rester impliqués dans la cité, disais-je...
*
Le soir, retour à la Maison de la Poésie.
Trois monologues, Grand Menteur, écriture exquise de Laurent Gaudé : monologues présentés, à tour de rôle, par l'auteur lui-même (bravo, très convaincant, captivant !) et Myriam Boyer, deux fois lauréate du Molière de la meilleure comédienne, et Alice Rahimi, comédienne diplômée du conservatoire d’Art dramatique de Paris. Magistrales, toutes deux !
La culture du doute, affirmée. Écrire comme ça, dire comme ça : la maîtrise. Maîtrise toujours fragile, sur la corde raide, toujours, pour rester humaine, consciente des failles, tributaire de l'approximatif.
Si différent, cet art, des sciences qui se disent exactes.
Et pourquoi nous ne travaillons pas plus ensemble ?
dimanche
24
avril
2022
Élections
présidentielles
second
tour
vox populi...
Ni Jésus ni aucun Président ne sauve. C'est bien là le problème : chercher en-dehors de soi le salut, ce salut-là.
Le vote est un choix. Le choix des autres, aussi. Mais si une infime majorité a le pouvoir d'altérer mon salut, de le mettre en péril, surtout si cette majorité-là n'est que numérique mais peu représentative, n'ai-je pas TOUTES les raisons de voter, moi, et de faire plus que voter : penser la chose, réveiller les endormis, et endiguer la mare du goutte-à-goutte, de ce venin qui ensorcelle les esprits ?
Encore une fois, André Gide:
« Le nationalisme n'a de bon, me semble-t-il, que le pouvoir d'émulation
qu'il donne à des esprits sinon trop endormis. »
Ça sonne très bien, pour une soirée dans un salon feutré. Mais sous la menace de plus en plus d'esprits réveillés de la sorte, nous avons intérêt, justement, de les réveiller, nous, par des arguments, plutôt que de les laisser s'embrasser par ce qui risque, derrière sa grimace d'un rire jaune, nous embraser tous.
*
Un peu de baume, ce soir. De la beauté, une fête de la lumière. Visite de la Sainte-Chapelle, pour la toute première fois. Pas plus de mots, pour le moment. Juste ce bain envoutant de couleurs...
Sortie, en compagnie d'une amie et sur son initiative bienvenue, au Jardin Albert Kahn, à Boulogne. Jamais venu encore. Boulogne-sur-Seine, bien entendu. Je découvre, d'abord le musée, les extensions nouvelles (architecte : Kengo Kuma, le même que de la future gare de Saint-Denis-Pleyel !), puis le dehors, immense parc de 4 hectares, aménagé dès la toute fin du XIXème siècle, en plusieurs jardins à thème, vosgien, japonais, à la française...
Projet humaniste et philanthropique de ce banquier d'origine alsacienne : constituer, dès 1909, les Archives de la Planète. Plus de 70.000 planches sont aujourd'hui conservées. Des autochromes. Premier procédé (développé par les laboratoires Lumière de Lyon) de photographies couleurs, couleurs fixées, grâce à la fécule de pomme de terre, sur verre, il va être employé par une bonne douzaine de correspondants payés par Kahn pour sillonner le monde, pour cueillir sur tous les continents et dans près de cinquante pays des images du quotidien, de l'habitat, des us et coutumes. Outre cela, une centaine d'heures de film en 35 mm, en noir et blanc tout comme en couleur. Et quelques milliers de plaques stéréoscopiques, des images en 3D, dirions nous aujourd'hui.
« Le but des Archives de la Planète est d'établir comme un dossier de l'humanité prise en pleine vie au commencement du XXe siècle, à l'heure critique de l'une des mues économique, géographique et historique les plus complètes que l'on ait jamais pu constater. »
À titre de banquier, au travers de ses investissements, Kahn contribue à anéantir le monde que par ailleurs il s'est donné pour mission de fixer pour l'éternité. Que rien, par contre, n'est éternel, il a pu en faire l'expérience lui-même. Né français, il devient, de force, allemand après 1871 pour redevenir nationalisé français, par décret, en 1885. Avec l'annexion de son Alsace natale en 1940, l'année de sa mort, il voit ses Vosges et le reste de son monde, le monde en sa totalité, sombrer et l'époque contredire toute l'action de sa vie, ses convictions et ses œuvres charitables. Suite au crack de 1929, il perd toute sa fortune au début des années 30. Il fait faillite, et passe ses dernières années comme usufruitiers dans son ancienne propriété, soucieux de développer l'autre de ses grandes entreprises, le jardin aux visages multiples. Pour la forêt vosgienne, il avait fait acheminer d'immenses arbres par wagons entiers afin de les replanter dans la terre boulonnaise. Pour notre joie et notre instruction.
Alors que la nature du jardin dans toute sa splendeur m'apparaît presque – seulement presque – comme artificielle, les clichés hauts en couleurs des autochromes sortent de leur mur de présentation (en facsimilés, ici) tels des boomerangs qui se lancent à ma figure, qui secouent mon esprit. Des mondes et des temps enregistrés en noir et blanc, individuellement, collectivement, ici, grâce à la luminosité des couleurs, rendus vivants et palpables. À voir quelques beaux visages depuis longtemps disparus, je dois penser à cette extraordinaire, à cette envoûtante nouvelle de Maupassant, La chevelure, qui relate l'histoire d'un collectionneur de meubles anciens tombant fou amoureux, un jour, d'une chevelure de femme découverte par hasard dans un tiroir secret du dernier meuble acquis...
*
La visite se boucle avec la traversée de la Seine et une promenade de fin de journée dans le vénéré parc de Saint-Cloud (domaine national). Retour en passant devant le musée et la manufacture de Sèvres, le long du chantier du Grand Paris express et d'échangeurs moins affligeants que les architectures de promoteur qui les entourent, et en enjambant le pont de Sèvres qui laisse la vue divaguer sur la malmenée Île Seguin. Quelle Peine musicale ! Tout au moins architecturale...
Visite (guidée), au siège de la Cité des arts, de l'exposition ÉMERSION – Archive Vivante, retraçant l'histoire de cette institution hors pair.
Avec jusqu'à 320 artistes en résidence simultanément, et plus de 25.000 praticiens de toutes disciplines accueillis depuis l'inauguration du site rue de l'Hôtel de Ville, en 1965, cette Cité, réellement internationale, n'a, dans le monde, pas d'égales.
Née d'une rencontre, en 1937, entre Félix Bruneau, architecte du ministère des Affaires étrangères et le peintre finlandais Eero de Snellman, en charge du pavillon de son pays à l'exposition universelle, la Cité a mis du temps pour vraiment voir le jour, mais elle est née de l'esprit et de la conscience au combien la connaissance de l'autre est capitale. Véritable projet pour dépasser les haines et déchirures des guerres en Europe, elle s'implante au cœur de Paris, avec son architecture résolument moderniste. Le terrain lui est cédé par la ville, grâce à un bail emphytéotique qui viendra à échéance en 2055. La cité est restée, jusqu'à nos jours, une fondation privée d'utilité publique. La ville et l'État qui tous deux la soutiennent, auront tout intérêt à reconduire ce bail – à condition que nous soyons toujours présents sur cette belle planète, et que Paris soit toujours sur pied.
Le deuxième volet de la visite : la découverte d'un atelier témoin des années 60, avec du mobilier d'origine et une autre exposition, celle-ci du projet Carte blanche de l'architecte Christoph Roedig, de Düsseldorf. Comment penser la Cité en avant, comment la transformer, améliorer, verdir ? Quelles modifications seraient nécessaires, à terme, pour la faire bien arriver dans le monde d'aujourd'hui, son bâtiment et ses pratiques ? Une installation murale et des cartes blanches au pied de la lettre, portant les idées de collègues et visiteurs, forment un ensemble qui fait reculer les parois, qui ouvre grand les murs sur un avenir à façonner.
Des jumelages avec d'autres centres, des pépinières qui germeraient par-ci, par-là, suivant sa DNA ?
Journée de travail ; attablé, studieux. L'après-midi, dehors. Quartier des Grands Boulevards, sortie prévue le soir, encore du théâtre. Molière, Les Fourberies de Scapin. Repas dans un bouiboui asiatique de la rue du Faubourg Montmartre. La vie passe devant la vitrine, du théâtre de rue comme Paris sait en mettre en scène, un peu partout, un peu tout le temps. Dans un journal de quartier, journal de la Mairie du 9ème, je vois un article qui prétend, sans blague, que le jazz est né … en France. Soit je suis ignare, soit il me manque les lunettes hexagonales et eurocentriques, soit l'auteur n'a pas rédigé son texte avec suffisamment de soin, et voulait dire : « Le jazz en France est né, dans les années 20, précisément dans le 9e arrondissement. » Nuance de taille, non ?
Pour flâner avant de disparaître dans la salle obscure, je traîne dans les passages, cette mise au point des plus parisiennes d'une importation italienne. Passage Jouffroy, juste au virage à angle droit, l'Hôtel Chopin. Je l'avais oublié ! Il y a trente ans – terrible, tout ce, de ma vie d'avant, à quoi je me réfère est accompagné de cette phrase, « il y a vingt ans », « il y a trente ans » – je travaillais pour un magazine allemand, un magazine parisien pour visiteurs d'outre-Rhin, Pariser Luft, l'Air de Paris... J'écrivais des articles, je donnais des tuyaux pour les visites, dénichant ce que je croyais être hors des sentiers battus, comme si quoi que ce soit à Paris pouvait se trouver sur un terrain vague ! Sur cet hôtel, je me souviens, j'avais écrit un texte. Je me suis fait montrer des chambres, et quelqu'un m'a certainement raconté l'histoire du lieu. Plus de trace de cela.
Ce qui me frappe aujourd'hui, c'est que rien n'a changé, toujours le même aspect, là du coup hors du temps. En trente ans, alors que tout autour de moi et en moi me semble avoir changé, même drastiquement, là, dans ce coin du Paris éternel, la même belle chanson de toujours. Pas une rengaine, mais un tube. Cette continuité chérie, rassurante... et inquiétante à la fois.
Je regarde les devantures d'une librairie, fait tourner le carrousel de cartes postales, et tout d'un coup il est là. Le jeune homme ivre. Il pue. Il balbutie. Et surtout il colle son nez pas loin du mien. Des sous, il veut des sous. Non, n'en ai pas. Si, des sous, tout de suite. Je réponds encore par la négative. Puis, d'une dextérité inouïe, sa main se lance en avant. Il m'arrache, d'un coup sec, les lunettes du nez. Vlan ! Myope et astigmate et presbyte à la fois, je n'oserais pas sortir dans les rues sans mes lunettes. Je discerne tant bien que mal qu'il les replie, pas tendrement. Des lunettes neuves qui ont coûté cher, pour pouvoir l'avoir, cette correction, j'ai attendu longtemps, j'ai épargné un certain temps. Surtout, je n'ai pas de paire de rechange. Jamais eu. Trop de luxe. Je ne réagis pas du tout, d'abord. C'est un phénomène curieux, sans lunettes, je pense aussi entendre moins bien. Et surtout réfléchir sans voir clair, difficile. Après coup, à tête reposée, je me réjouis d'une chose : ma réaction n'a pas été la peur, plutôt l'indignation, la révolte, le sentiment d'injustice, même si parallèlement j'avais presque de l'admiration pour autant d'outrecuidance qui n'était que le signe combien il était dans le besoin, combien dans un état d'ébriété. J'espère du fond de mon âme que j'aurais une réaction pareille, si un jour, dans une situation vraiment grave, existentielle, je devais vivre mes dernières secondes : les vivre alors avec la liberté de la révolte, la niaque du dédain devant un traitement injuste, et non pas la capitulation comme victime. Mais lui, ce gars-à, vue sa condition, il est peut-être animé par un sentiment semblable...
Je le prie de faire attention à mes lunettes. Il ricane. Tu peux faire un scandale, si tu veux, il me dit, j'm'en fous. Non, pourquoi j'en ferais ? Pas besoin. Je voudrais juste récupérer mes lunettes. Il se peut que dans mon sac à dos, il y ait quelques pièces égarées. Mais pour ça, je lui fait comprendre, je dois poser mon sac et fouiller. Et seulement si d'abord tu me rends mes lunettes. Je ne vois rien, sinon. Il me dit que ça fait des heures qu'il demande des sous et que personne lui donne de quoi s'acheter à manger. Tu étais le seul, me lance-t-il, qui avait un visage sympathique. Et ben, merci aussi ! Et là, il me rend vraiment mes lunettes. Je les regarde, rien ne semble cassé. Elles sont sales, les verres portent le gras de ses doigts. Je déplie les branches. D'ordinaire, je ne le fais jamais. Ça les fragilise. Lui, il les a violemment repliées. Elles ont tenu le coup. Je repose mes « verres des yeux », comment disent les Autrichiens, à leur place. Je le regarde, lui. Il n'est pas méchant. Je le vois. Et il le dit lui-même. Je le crois. Je me mets à chercher. D'abord dans une poche du sac. Rien. Ensuite, l'autre. Vais-je trouver quelques pièces dans l'autre ? Oui, en effet, une d'un euro, une de deux, quelques pièces en cuivre. Je les lui donne. T'as de la chance. Et toi, t'as pas carrément un billet ? Non. Et il faut pas exagérer. Je comprends que c'est pas aisé. Mais alors là, ce coup des lunettes, non, ça va pas du tout. Tu me le referas pas. Allez, va. Bonne soirée.
Un peu plus loin, à l'angle de la rue, en me retournant plusieurs fois, j'ai sorti le flacon de désinfectant de ma poche de pantalon, et j'ai frotté, j'ai poli les verres, j'ai soufflé.
En un tour de main, la fine couche de la civilisation fout le camp. Me fallait-il vraiment un rappel de cela ? En temps de guerre, j'ai toujours pensé à cela, tout tient aux lunettes. Les perdre, les voir piétinées, ce serait, à coup sûr, la condamnation à mort. Là aussi, la fine couche, comme nous le voyons à présent, à distance, encore, elle est vite décapée...
Au théâtre, on m'annonce du retard. Trois quarts d'heures. Je ressors me promener, et reviens, après une grosse boucle loin du lieu du crime, juste à temps pour retirer mon billet et me chercher une place dans la salle au sous-sol. Je lirai plus tard que ce Théâtre du Nord-Est, que cette salle des années 1930, a été un cabaret, ouvert après la Libération sous le nom de Club des Cinq. C'est bien là que Marcel Cerdan, habitué des lieux, a entendu et rencontré pour la première fois celle qui allait devenir la Piaf. Puis, ce sont Montand et Trenet qui y sont montés sur scène, eux aussi. Plus tard, la salle est devenu un cinéma de quartier, pour se convertir ensuite en club de rock et de jazz. Depuis un quart de siècle, elle est salle de théâtre.
Le spectacle, je le sais après une trentaine de secondes, va m'ennuyer. Il va me laisser le temps d'y réfléchir pendant que le suis. Il correspond à mon expérience du théâtre, mon expérience d'avant, d'avant ces quelques rares et exquises découvertes de ces dernières semaines. La mise en scène (Rémi de Monvel), à mon sens, fait exactement le contraire de ce que fait un bon travail de dramaturgie. Elle montre le théâtre, elle montre Molière, elle montre ce texte comme on se l'imagine. La mise en scène est une illustration de l'idée qu'on se fait de comment ça devrait, comment cela a dû être. « On », justement, pas quelqu'un, pas un sujet bien subjectif. Et ce manque d'inspiration déteint sur le jeu de la plupart des comédiens. Je sens bien que plus d'un pourrait très bien donner autre chose. Mais la volonté du nom mis en avant en a décidé autrement... Ce sont des gestes grandiloquents, illustratifs et non évocateurs, c'est une diction artificielle, déclamatoire mais toujours sur le versant ridicule, et donc crédule mais non crédible. La scénographie, il n'y en a pas. Et tant mieux. Mais d'autant plus tout est entre les mains, tout et dans la bouche des comédiens. Seul Antonin de Laurens (Scapin) sait donner, et ce du premier au dernier souffle, une couleur bien particulière à son personnage, un style, une panoplie de variations de voix, et un ton espiègle qui transcende l'espace, aussi celui du temps, du temps présent qui se déroule autant que des trois cent cinquante ans de la pièce, et donc de la langue. Pendant toute la durée du spectacle, faute de pouvoir quitter la salle et toutefois, je l'admets, pris au jeu, je m'imagine mon alternative de mise en scène. Je verrais cela résolument contemporain, sans ces pastiches qui veulent faire croire je ne sais quoi. Dire le texte comme on dirait les dialogues d'un film, je pense à Wall Street, d'Oliver Stone. Du factuel, sobre, engagé et enragé, s'il le faut, mais pas exagéré, du inside out au lieu du outside in. Plutôt une ambiance à la Jacques Tati, de Playtime, par exemple. Plutôt cinéma, moins théâtre. À mon sens ce serait faire davantage justice au texte de Molière. Faire comme si, ça ne rapatrie pas ce langage du XVIIe siècle vers nos oreilles à nous.
Je souris à observer ces fourberies, ces coups de Scapin, inventif et, lui, intarissable d'idées, en pensant à mon perquisitionneur de lunettes. Tout a un sens. Il m'a été le prélude à ces jeux-ci, et puisque je les ai récupérées, mes lunettes, je vois clair. Et je vois plus clair encore quand je retrouve la ville illuminée pour regagner mon chez moi temporaire. À l'Hôtel de Ville, je m'arrête un instant et je regarde. Je regarde bien. Et j'essaie de graver cette vue dans ma mémoire. Pour des temps quand il me faudra, à nouveau, me nourrir de souvenirs.
Quel incongruité ! Quelle étrangeté ! Ces rugissements et ce vacarme des armes. Gémir et piailler, gronder et grogner, voleter et galoper, des becs et des museaux, des dents et des gueules à vous faire fuir.
En même temps : cohérence absolue, ce Musée de la Chasse et de la Nature, en plein centre du Marais. Car c'est sur des fonds peu stables, sur des sables mouvants que l'homme a bâti son impitoyable système d'exploitation et de soumission de ce qu'il appelle nature, s'en excluant, qui en dit long en soi. Que ce musée soit donc au centre de l'urbanité même, du naturel banni, le définit autant, me semble-t-il, que le constat que tout musée, que tout musée de ce type avant tout, est toujours l'aveu aussi que ce qu'il s'est donné la tâche de montrer, de documenter, est déjà mort en partie, puisqu'il est, ce musée, conservatoire, aussi.
Mais quelle splendeur ! Une muséographie qui interroge ce paradoxe, cette contradiction dans les termes. La salle des trophées, particulièrement attristante, et là aussi en même temps enivrante : nous pouvons y voir de bien près des bêtes, désossées et dépoussiérées, que nous ne verrions autrement, dans la nature vraie de vraie, que les quelques secondes avant notre propre mort plus que probable. L'exposition de ces trophées bien nommées est donc aussi une exposition sur notre propre mort, sur notre volonté de la braver, et de triompher d'elle, ne serait-ce que temporairement, futilement, en triomphant sur des créatures roulées.
Les armes sous verre, cachées et rendues visibles à la fois, dans des vitrines, parlent de ce génie humain de nous inventer la réalité que nous voulons, elles parlent de notre désir de nous perpétuer quitte à décimer les autres et ainsi perpétrer des atrocités rendues supportables, pour nous-mêmes, en nous acculturant par ce long processus appelé histoire, et en nous habituant à envelopper ces pratiques de tout un attirail de gestes et objets culturels tels qu'exposés et décrits dans ce musée. On s'y sent bien, c'est rassurant. Aucun danger, il y règne la domestication de la sauvagerie d'autrui. Ainsi, c'est la nôtre qui me fait peur.
Dans le Salon des loups, belle ambiance. Deux canapés vert sapin invitent à s'y reposer de tant d'émoi, et je ressens et comprends fort bien la jouissance de l'espace d'un château de chasse, du réconfort des boiseries et du feu de cheminée. Une demeure-abri contre les aspérités de l'existence.
De nombreuses œuvres d'art, contemporaines comme modernes ou anciennes, jalonnent le parcours et s'immiscent dans cette scénographie fort bien pensée. Je découvre une de ces petites machines à plumes de Rebecca Horn. Dans un des cabinets de curiosité : un lapin en peluche plongé dans le formol ou plutôt noyé dans de la résine. La statue Le bon pasteur, d'Ignaz Lengelacher (18ème s.) montre très bien le rapport entre la bête utile et la bête sauvage, ici la brebis égarée et le loup, écrasé sous le pied du Christ. En allemand, un animal d'élevage est appelé, d'ailleurs, littéralement animal utile.
Puis, un somptueux groupe en pierre polychrome, anonyme, d'autour de 1500 et exécuté à Troyes, alors centre célèbre pour ses sculptures.
Le miracle de saint Hubert. Le saint patron des chasseurs. Œuvre emblématique qui met très bien en forme ce rapport décrit plus haut, rapport en quelque sorte entre chasse et chasteté, car le renoncement au charnel peut aussi vouloir dire le refus d'ingurgiter l'altérité sanglante.
Dernière pièce qui me hante et m'émeut : ce renard « endormi », enroulé sur soi, couché sur un fauteuil au motif floral. La ruse vaincue. Et à le voir sans défense, dans sa belle robe soyeuse, l'envie me prend de la caresser, cette intelligence-là, somnolente, aux aguets, prête à rebondir et à se défendre...
L'Hôtel de la Marine, Place de la Concorde, longtemps Garde-Meuble royal, du faste à la tête de la vaste étendue. Conçu comme pure façade, comme son jumeau, l'Hôtel de la Monnaie, le bâtiment s'érige des années plus tard. Sans connaître encore son attribution. L'exact opposé donc du dicton de ce qui fera fureur un peu plus d'un siècle plus tard, à Chicago, et ensuite au Bauhaus : Form follows function.
La visite du lieu, longuement et savamment rénové et réouvert il y a peu, s'avère euphorisante, pour les oreilles, avant tout. Grace à des casques à l'aspect «futuro-quelque chose » et un son en 3D, développé par des techniciens de Radio France, et qui se déclenche et actualise au gré des déplacements, au moyen de capteurs installés dans toutes les pièces, la visite se mue en immersion dans ce monde défunt et ainsi ressuscité.
Du théâtre, un film, une narration dans tous les cas : des voix ; servantes et cochers, valets et secrétaires, l'intendant lui-même ; ça trottine, ça traîne les pieds, ça claque les portes et ça chuchote ; au loin, du bruit de sabots, le fer des roues qui se frotte aux pavés. On y est. Convié, mis à contribution, on tourne la tête et le son suit. On revient en arrière, l'histoire suit. Plusieurs fois je me retourne, croyant qu'un autre visiteur m'a dit quelque chose, qu'il se passe, qu'il se trame un « truc » dans mon dos. Non. C'est le son qui me joue des tours, et il joue fort bien !
Le décor, sobre dans l'exubérance. Pas d'outrance gratuite, pas de dépassement des bornes. Les appartements de l'intendant... il doit y en avoir dans Paris, aujourd'hui encore, qui ressemblent de près à ce goût, et que quelqu'un s'est choisi comme cadre de vie. Donc, ce n'est pas hors du temps... Aux murs, papiers peints restaurés, tentures peintes, sur de la peau, il me semble. Pas d'économie des moyens, des aunes et des aunes de lin et de coton, des rideaux, des plissés à hauteur de plafond. Un bougeoir pliable, de voyage, je suppose, attire mon œil. Ingénieuse invention !
Dans un des bureaux, la pièce la plus émouvante : le bureau sur lequel a travaillé Victor Schœlcher. C'est là qu'il a rédigé le décret pour l'abolition de l'esclavage, en 1848.
Puis, autre chapitre, l'occupation de l'Hôtel par … l'occupant : les QG de la marine allemande, sous les nazis, installées là. Le fameux trou dans le volet, toujours là. La présence de l'absence. Épier l'adversaire, le voir arriver sur la rue de Rivoli sans s'exposer soi-même, voilà le calcul...
Depuis la terrasse, pour finir, la vue sur la Concorde, un spectacle !
Retour rayonnant par le Palais-Royal. Cartier-Bresson me salue...
Parfois, les boucles se bouclent sans qu'on s'en rende compte de suite... Retour à Aubervilliers, à quelques encablures du Fort et des jardins ouvriers que j'ai visités la première semaine de mon séjour. Là, je sort du côté nord et tombe tout de suite cité Émile Dubois, dans cet ensemble de logements modestes qu'on appelait aussi cité des 800, pour le nombre d'appartements construits vers la fin des années cinquante. AmuLoP, voilà où je sonne. L'Association pour un Musée du Logement Populaire. Deux visites guidées réservées. Dans trois des appartements de la barre sinon habitée cette initiative d'enseignants et de chercheurs a aménagé des lieux de vie populaires pour témoigner de cette histoire si souvent peu ou pas représentée. Grâce à des récits d'anciens occupants, de voisins de palier ou de quartier, l'équipe a su retracer les biographies de quelques familles, remontant jusqu'au début et au-delà de 1957, date à laquelle les logements ont été terminés et libres pour l'emménagements des familles souvent en attente depuis de longues années déjà.
C'était le cas de la famille Croisille. J'apprends l'histoire de leur trajectoire, le père corrézien, travailleur spécialisé dans l'usine Baccarat, rue de Paradis, la mère d'origine polonaise, et les trois enfants. Quand encore ils ne sont que quatre, ils habitent une chambre dans un hôtel meublé, une chambre de neuf mètres carrés, sans cuisine, sanitaires sur palier. J'ai connu ces conditions, au début des années 1990, quand j'ai vécu dans des chambres de bonne, du côté de Brochant, et ensuite Place Clichy. Mes cinq mètres carrés à moi, je me les étais choisis et aménagés en appartement rétréci, « de luxe », comme je le ressentais alors, toutefois avec l'eau courante, froide et chaude, mais sans douche ni toilettes. Mais nombre des voisins, une fois arrivés en haut des escaliers de service, au sixième étage, n'ont retrouvé qu'une simple pièce avec lucarne, entassés, tels les Croisille, dans neuf, dix mètres carrés, et pour seul point d'eau le jet froid d'un évier rouillé dans une local adjacent à ma chambre, local autrement habité que par les cafards...
Les Croisille à Aubervilliers, donc, sont ravis quand on leur attribue enfin ce trois-pièces de cinquante-et-un mètres carrés, « Versailles ! », comme le dira Jacques, le père. Enfin une salle de bains à eux seuls, une vraie cuisine, et de la place pour une grande table et un buffet. Que les deux filles et le garçon se partagent une petite chambre, que du luxe !
La guide fait un travail remarquable. Elle sait communiquer le concret des vies racontées, et nous voyons les vraies photos de famille, données à l'association par une des filles, aujourd'hui à la retraite. Quelle belle initiative, ce musée en herbe ! Valoriser ce patrimoine est aussi montrer la dignité des vies qui autrement ne se racontent pas si aisément, à qui le réceptacle de notre économie de l'attention ne prête pas volontiers son oreille.
La mère Croisille tombe malade : la tuberculose. C'est la faute à l'ancien logement insalubre. Des années plus tard, c'est Jacques qui meurt d'une mort subite, à trente-huit ans. Épuisement ? Lent empoisonnement au travail, au contact de produits toxiques ? Effets tardifs de l'ancienne chambre malsaine ? La statistique révèlerait, nous dit-on, qu'une mort ce type était assez fréquente chez les ouvriers, d'Aubervilliers et d'ailleurs.
Les meubles et ustensiles d'époque sont bien similaires à ceux que la famille s'est peu à peu achetés pour être bien chez eux, dans cet espace qui était bien plus qu'un simple appartement et où la mère restera plus d'un demi-siècle. C'était, et cela reste pour tous ceux et toutes celles qui ne vivent pas l'aisance sociale et la mobilité géographique des classes moyennes urbaines, un port d'attache, un lieux d'amitié et de solidarité. Pas étonnant que le relogement suite à la destruction d'une partie de la barre, il y a quelques années, a entraîné une vague de décès parmi les habitants les plus âgés. Va déterrer et replanter un vieux chêne, tu verras... (ou un bouleau, un érable, un je ne sais quoi).
Cette visite m'aide à reprendre conscience que ce sont toujours les hommes, les humains, qui font un quartier, une ville, et que tout comme un musée n'est pas seulement un bâtiment (mais une collection, un savoir-faire, une compétence et un discours), une cité ou un quartier, ce n'est pas qu'une architecture. C'est à chaque fois un imbroglio de longs récits qui s'y inscrivent toute une vie durant.
Je repense à pas mal de visites similaires que j'ai pu faire outre-Rhin. Et je me rends compte que de similaire il ne peut être question. Car même si les grands ensembles là-bas remontent aux années 1920 et 1930 déjà, l'héritage du discours sur le Bauhaus, le Werkbund, sur le Neues Bauen, il a été, me semble-t-il, récupéré par ce qu'on appelle le Bildungsbürgertum, la bourgeoisie instruite. On y raconte avant tout l'histoire architecturale, l'histoire du design devant lequel on s'extasie, mais peu l'histoire politique et sociale. Peut-être par peur que selon l'expression « dans les huttes et les palais » il faudrait aussi raconter l'histoire… des palais. Et si on les occupe soi-même, mieux vaut rester dans l'ombre, dans une société matérialiste et foncièrement marquée et animée par l'envie. Est-ce bien ça ?
J'espère que mon regard, après cette visite allée Grosperrin, restera longtemps nourri de cette prise de conscience. Et il reste à espérer aussi que le quartier ne subira pas comme seule transformation celle dont on témoigne un peu partout : la gentrification, ici suite à la construction de la Piscine Olympique, et de la gare du Grand Paris express. Si l'on entend les intentions affichés, cet immense projet urbanistique est censé désenclaver les banlieues et permettre un accès plus aisée aux habitants les moins aisés du Grand Paris. Et non pas le désenclavement du Petit Paris, et l'extension du domaine de la lutte... foncière, avant tout, aux territoires de ceux qui à nouveau risqueraient être évincés et poussés dans des périphéries plus périphériques encore...
Le soir, troisième et dernière masterclass à laquelle j'assiste à la BNF. Laurent Mauvignier. En entretien avec Arnaud Laporte. La salle est agitée, au début. L'échange sur le plateau ne semble pas décoller. Mais assez vite, si !
Il a débuté par les Beaux-Arts, Laurent Mauvignier. Il en dit que c'était, somme toute, moins intime que l'écriture. Je peux le confirmer de ma propre expérience, oui, il en a été ainsi, pour moi aussi. « J'ai rejoué un geste qui n'était pas le mien », dit-il des avant-gardes. Et de la relation théâtre-roman, donc écriture dramatique versus écriture en prose, il développe qu'au théâtre une chorégraphie des mots serait possible, une simultanéité des paroles. En ce sens, le texte dramatique serait une prolongation du roman. Par contre, par rapport aux dialogues au théâtre, il nomme le dilemme que j'entrevois aussi et qui jusqu'à présent m'a tenu éloigné de toute écriture théâtrale. C'est la phrase la plus importante de la soirée, pour moi, et elle résume cette masterclass, et en quelque sorte tout le procédé de l'écriture littéraire, quel qu'en soit sa nature: « Comment je fais entendre ce que je ne vais pas dire ? »
À la suite de l'entretien, Laurent Mauvignier dédicace ma copie de Loin d'eux. Au moment de sortir, je tiens la porte à la personne derrière moi. C'est Arnaud Laporte. Je lui lance un « Merci ! », et combien j'ai été content de retrouver sa voix, voix qui a accompagné de longues heures d'écoute de France Culture, «mon université à moi », comme je lui dit. Il semble surpris et reconnaissant de mon mot. Et part souriant.
J'aime que parfois la fiction soit suivie de la réalité. Quand ce qui est écrit se constitue d'un souvenir ou d'une supposition, toutes deux plus floues mais souvent plus perspicaces que la recherche exacte, actualisée.
Pour le tout premier chapitre de mes Cours particuliers, j'ai placé le récit à Sarcelles, sans y être allé. Mais aujourd'hui, quelques semaines plus tard, je m'y rends et je me promène sur les pas de mon narrateur. Comme souvent avec des lieux dont le nom a été malmené et vilipendé, les découvrir soi, en direct, dans le vrai, s'avère moins préoccupant, bien moins anxiogène que le ressassement des litanies médiatiques qu'on a pu intégrer. Visite, donc, de Sarcelles, de Pierrefitte-sur-Seine. Le RER D m'y emmène, depuis Les Halles, en vingt minutes. Soleil radieux. Je passe à Saint-Denis sur l'une des quarante-quatre voies qui vont être enjambées par ce FUP du Grand Paris express, ce Franchissement Urbain Pleyel, la tour du même nom juste à côté.
À la gare de Garges-Sarcelles, directement à la sortie: le vacarme coloré et estival d'un immense marché de rue, à plusieurs allées, le long de l'avenue Frédéric Joliot-Curie (physicien et chimiste, mari d'Irène, la fille de Marie et Pierre Curie, directeur du CNRS, responsable de la construction de la première centrale nucléaire en France, et révoqué de ses fonction pour avoir refusé le développement d'une bombe atomique française). Le marché bat son plein, on y trouve de tout. IL me semble bien plus grand et plus couru que le marché d'Aligre ou encore celui sous le métro aérien entre La Chapelle et Barbès. Je m'achète quelques fraises, plus loin une grosse botte de menthe, une autre de coriandre, pour quarante centimes pièce. J'ai enfin dans ma main un de ces sacs plastique d'un bleu rayonnant. Ma caméra, pour le moment, je la garde dans le sac à dos.
Dans les Cours particuliers, le narrateur dit:
« Je marchais depuis la tour B jusqu'à la station du RER. Peur ? Non, je n'avais pas peur. Pourquoi aurais-je eu peur ? C'est la presse qui s'enflamme toujours le plus, puis notre esprit. J'avais appris à être tel un caméléon. Rien dans mon apparence ne me faisait appartenir à moi-même, ni à un âge, moins encore à un milieu social décelable. Je me fondais dans le décor et quand il fallait vite changer d'endroit, je passais à travers les interstices, là du coup comme un poisson d'argent dans les crevasses d'une salle de bains. »
Moi, je marche dans l'autre sens, me perdant un peu dans des rue de traverse pour enfin tomber sur le square devant le mythique centre commercial Les Flanades. Sous quelques arbres et dans un parterre de fleurs très soigné, trois monuments. La Gardienne de Vie, d'un 23 mai, journée de souvenir des victimes de la traite et de l'esclavage colonial, et plus loin un buste sur stèle pour Aimé Césaire.
« (…) prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l'homme même le plus civilisé: que l'action coloniale, l'entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l'homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l'entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s'habitue à voir dans l'autre la bête, s'entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. » (Discours sur le colonialisme, 1950).
Puis un deuxième mémorial pour les victimes de l'esclavage, avec le nom de 213 personnes de la Martinique et de la Guadeloupe à qui ces noms-là ont été attribués après l'abolition de l'esclavage en 1848.
La cour des Flanades : ambiance indienne, des places de New-Delhi me viennent à l'esprit, et ce que j'ai vu comme documentaires sur le Chandigarh de Le Corbusier. Au moment où cette pensée me traverse, traverse la place un jeune homme en tenue de kurta pajama.
Square Kennedy. Grande étendue verte au milieux de barres presque cachées derrière tant de feuillage. Sur un ancien pavillon abandonné, mural traitant de deux figures de l'indépendance haïtienne, Toussaint Lacouture et Dessalines. Sur un autre mur, mur d'un poste électrique, le portrait de Malcom X. J'en prends des photos. Un jeune homme, au fond du parc, approche lentement sur le chemin sinueux et sablonneux. Arrivé à ma hauteur, il me lance :
« Monsieur, je peux vous poser une question ? »
« Bien sûr que oui », lui souris-je.
« Vous-en pensez quoi, de Malcom X ? »
« Le peu que j'en sais : pas mal, non ? Il s'est engagé pour une cause juste. Et vous, vous pensez quoi de lui ? »
« Oui, bon, enfin, faut pas se servir de la religion pour des luttes comme ça... »
« Comment ça ? »
« Il s'est servi des versets du coran, enfin, le coran ne dit pas ça, tuer les gens. »
« Ah, parce que lui, il a incité... »
« … oui, il a incité les gens à faire la révolution. »
« Là, du coup, l'histoire nous a bien renseigné qu'elle ne se décrète pas, qu'elle ne se prépare pas, la révolution, elle arrive quand les temps sont propices pour, non ? »
« Mais vous savez, ici, dans le quartier, les gens sont pas bien. »
« Ah bon ?! C'est peut-être aussi ceux qui sont ailleurs et qui n'en parlent pas en bien, ceux qui ne sont jamais venus ici, non ? Moi, c'est justement ce qui m'a décidé de venir faire une promenade par ici, voir, me faire une idée au lieu de me baser sur celle des autres. »
« Non, mais, ici, les mecs en taule, ceux de Sarcelles, vous savez comment on les appelle ? Les violeurs. C'est pas bien de violer une femme. »
« Je suis bien d'accord. »
« Si on ressent un besoin, on n'a qu'à aller voir les putes, tu paies et tu fais ton truc. Mais violer une femme, la traumatiser pour le restant de sa vie, ça alors, non. »
Je hoche la tête. Il reprend son chemin, souriant, visiblement content de m'avoir parlé tout comme je suis content qu'il m'ait adressé la parole.
« Bon alors, bonne journée à vous. »
« À vous de même », lui dis-je. « Et merci de cet échange. »
Je poursuis ma route en direction de Pierrefitte, délaissant les grands ensembles pour une mare pavillonnaire.
Arrivé sur le square devant l'Église Saint-Gervais-Saint-Protais, je prends quelques photos. Il y a plein de pigeons qui se jettent sur des morceaux de pain étalés sur le gravier. Tout d'un coup, un petit garçon, huit-neuf ans, entre dans mon champs visuel, les pigeons, effrayés, s'envolent.
« Vous photographiez les pigeons ? » Grand sourire, très à l'aise.
« Non, mais les maisons là-bas. Tu les vois ? Là, les murs étayés, enfin, protégés, tu les vois, ces échafaudages en bois ? Je trouve ça intéressant. Ça ne va pas rester comme ça. C'est qu'il a y des maisons voisines qui ont été détruites. Donc, on protège les autres, en attendant que quelque chose de nouveau soit construit et que les murs tiennent à nouveau. Et toi, tu chasses les pigeons ? »
« Non, je cherche un... un qui avait la patte cassée. »
« Ah bon... »
« Oui, je l'avais vu une fois. Je l'ai ramassé et puis je l'ai amené chez le vétérinaire, près de chez nous. »
« Il a pu le soigner ? »
« Oui, oui. Et là je le cherche. Mais je le trouve pas. Je sais pas s'il va bien. »
« C'est très bien ce que tu as fait, t'as fait une bonne action, tu sais ? »
Il part en courant et me dit au revoir.
J'entre dans l'église. Dehors, il fait vraiment chaud. Là, je suis au frais, je m'assois, je regarde. D'inspiration romane, l'église date du milieu du XIXe siècle, avais-je lu, et Maurice Utrillo l'aurait peinte. Devant, sur la grande place centrale, une statue de Jean Jaurès, en orateur agité.
Montant vers ce qui semble être un bosquet, je croise une autre place, petite, celle-ci, et je note la plaque qui indique son nom : Square du 19 mars 1962. Fin de la Guerre d'Algérie. Visiblement, ce jour me révèle une autre lecture de l'histoire. Non pas se gargariser de victoires, mais admettre les défaites, le coût et aussi les crimes perpétrés au nom de la nation, d'autres concepts abstraits, ou de l'avidité.
Je gagne, sur un promontoire, un grand champ bucolique, partout des panneaux fléchés : FERME. Dans une espèce d'espace entre résidu de nature, espace vert recomposé et urbanisation semi-sauvage : une maison d'inspiration hitchcockienne... Au fond, un enclos, des chèvres qui accourent quand de loin les enfants d'une classe de maternelle se ruent sur le grillage. Des moniteurs laissent en sortir quelques-unes, des chèvres. Depuis le banc à l'ombre où je me suis installé, j'observe le jeu fiévreux qui commence alors, les enfants chassant les chèvres, les tenant par les cornes, par la queue, par le cou. Une bonne vingtaines de gamins et gamines, tous et toutes portent des … gilets jaunes.
Des gilets jaunes en herbe.
Je lis un peu, puis je pars, longeant les réservoirs d'eau de Montmagny. Au loin, dans le smog de la ville, la Butte Montmarte avec le Sacré-Cœur, et sur la droite la Tour Champerret.
Ensuite, découverte de cette Ferme pédagogique de la Butte Pinson qui reçoit encore d'autres classes, et qui leur enseigne la vie des animaux. Moutons, ânes, poules, des cris toutes gorges confondues.
En redescendant vers Pierrefitte, les rues sont presque désertes, la chaleur vacille sur l'asphalte. Une ambiance métaphysique. De Chirico à l'œuvre. Je remarque l'ancienne Maison du Peuple, remplaçant un premier baraquement des années 1920 qui avait été érigé à l'initiative de la SFIO. L'actuel Maison a été construite par des ouvriers du bâtiment, y dédiant leurs heures de loisir. Et c'est le loisir culturel, associatif qui depuis lors y est accueilli.
La chaleur est accablante. Je poursuis ma promenade qui en fin de parcours aura été longue de treize kilomètres. Dernière étape : le parc Frédéric Lemaître, nommé d'après le grand comédien du boulevard. Au devant, une belle demeure bourgeoise, aujourd'hui conservatoire de musique. Je m'assois sur un banc, abruti par le soleil. Peu après, un monsieur m'aborde, dents cassés, jaunis, il me demande s'il peut s'assoir.
« Je ne reste pas longtemps. J'attends juste quelqu'un pour me vendre des cigarettes. »
« Ah bon. »
« Dans le parc, on peut pas promener des chiens. Avec le mien, faut que j'aille à la Courneuve. »
« Mais il y a un petit bois là-haut, et une petite ferme. »
« Une ferme ? Ah oui, c'est vrai, on m'en a parlé déjà. »
Je lui décrit le chemin.
« Ça alors, alors ça. »
Arrive le jeune homme, vendeur de cigarettes ou de je ne sais quoi. Il me salue avec le poing serré. Si je parle avec l'autre, je dois certainement mériter d'être salué de la sorte, me dis-je. Je note un air de méfiance sur son visage.
« Alors, tu savais qu'il y a une ferme là-haut ? », lui lance-t-il
« Oui, oui, je sais. »
« Ah, ça alors, se levant et s'adressant à moi, il vient me voir tous les deux, trois jours et il ne m'a jamais rien dit. Franchement. Bon ben, merci. Au revoir. »
Ils partent tous les deux vers le fond du parc, au-delà de la petite mare dans laquelle, m'avait raconté le vieux édenté, une fillette s'était noyée un jour alors que ses parents avaient été assis juste là, sur ce même banc...
Retour depuis la gare de Pierrefitte. Moins de vingt minutes depuis Châtelet. Plus proche de Paris que n'est un bout du 75 pour l'autre bout du 75... Il reste vraiment à espérer que le Grand Paris va désenclaver aussi les esprits et que le tissu urbain soit vécu comme le grand ensemble nuancé qu'il est. Pour repousser l'horizon, le pas de côté peut s'avérer, parfois, plus efficace que le coûteux voyage polluant à l'autre bout du globe. Pour trotter, un billet de métro avec une zone de plus, voilà qui semble suffisant. À consommer sans modération.
Parmi mes premières fois (Panthéon, Sainte-Chapelle...) me voilà qui grimpe sur le monument, dans ce Paris qui en regorge, pour lequel je me suis toujours le moins intéressé : l'Arc de Triomphe. C'est la vue du haut qui m'attire, et je ne suis pas déçu. Mais d'abord, faut y accéder, me ranger dans les files d'attente, passer le contrôle sécurité, grimper les marches.
La salle en haut, juste avant d'accéder à la terrasse, n'est pas bien bavarde d'information. Un immense écran passe en boucle et en peu d'images une documentation sur l'emballage de l'Arc par Christo, le dernier de ses projets avant, lui-même, de s'emballer et disparaître. Une statue en mémoire du soldat inconnu, en plus de la tombe sous l'Arc. La boutique offre, sans surprise, des bondieuseries napoléoniennes et d'autres produits dérivés de la gloire.
Ce qui retient vraiment mon attention : l'image presqu'au sol d'une caméra, rivée d'au-dessus sur tout ce qui se passe sur la placette sous la voûte. L'œil omniscient, Dieu aux cieux...
Finalement, je m'élance pour monter le dernier escalier. Arrivé en haut, la vue, en effet, vaut les efforts. C'est le meilleur endroit pour voir l'axe depuis le Louvre, l'Arc de Triomphe du Carrousel, l'Obélisque de Louxor en passant par cette place étoilée et au-delà, jusqu'à La Défense et son propre arc devenue une Arche. J'ignore si elle a vocation d'accueillir toutes les âmes en dérive dans les mers tumultueuses de la finance et des affaires.
Au loin aussi, certaines stations de mes déambulations comme le Mont Valérien et le Sacré-Cœur.
À en croire les langues qui se parlent et les langues qui se délient, nous sommes là sur une tour de Babel.
Avec amusement, avec détachement j'observe la circulation sur ce gigantesque rond-point sans marquage, les capsules solitaires en tôle s'empêchant les unes les autres de poursuivre leur trajectoire individuelle. Nos batailles à nous, sous ces latitudes, des guéguerres d'une toute autre nature. Et encore...
Du vent, vivement du vent.
Pour bien comprendre une ville, d'autant plus si c'est une capitale, et à fortiori s'il s'agit d'une mégalopole comme Paris, il est toujours utile, et il m'est toujours indispensable, d'en sortir pour voir ce qu'il y a autour. Les environs immédiats tout comme le lointain, plus ou moins proche. Sortie d'une journée, donc, en Bourgogne, dans le nord de l'Yonne. Première étape : Joigny. Départ : Gare de Bercy, dans un quartier tellement changé que j'ai du mal à m'orienter.
Le train met une heure et demie. Au ciel : un soleil radieux, irradiant. Devant la fenêtre poussiéreuse : le paysage qui, à mesure que nous nous éloignons de Paris, se verdit. Mais ce ne sont pas des contrées idylliques, c'est plutôt un corridor, le long de la ligne de train, d'un urbanisme utilitaire qui a du mal à se renier.
Arrivé à Joigny, le soleil brûle déjà, impitoyable, comme en juillet, comme en août, alors que nous ne sommes que la mi-mai. Que dire ? La ville s'avère un bijou de patrimoine, mais un havre de misère, à ce que je note, à en juger d'après les laissés-pour-compte, seuls à investir l'espace public. Les bars et cafés, bien avant midi, sont occupés par les nez rouges et les joues enflammées. Quelqu'un m'avait dit « Ah, Joigny, ça fait très province ! » Commentaire de Parisien. Simplification du constat. Tout ce qui en France doit se ranger derrière ce verdict, ça en fait du monde ! Non, je trouve, dans cette ville de dix mille habitants, plutôt une ambiance d'après-guerre, d'un temps arrêté, bien avant les trente glorieuses... et bien après. Un signe que nous voilà loin des prospérités de la reconstruction. Une âme de ville qui toutefois se refuse de se rendre. Néanmoins, ses maisons à pan de bois, ses trèges (ou treiges : les petites ruelles à l'ombre), et surtout ses trois églises somptueuses me paraissent ne fonctionner plus que comme un décor vidé de son sens. Sans lui, par contre, le « spectacle » serait encore plus insupportable. Chacune des trois églises a son caractère propre, je ne retiens pas leur nom, je les subsume d'office, paresse oblige. Dans la première : une lumière et un décor qui tout-d'un coup ressuscitent la peinture hollandaise, flamande. Des ornements exquis, un Saint-Jean au mouton, sculpté dans le bois des stalles. Un Christ en gisant, en marbre ou onyx.Un autre Christ, debout, torse dénudé, comme sorti d'un casting de Jesus Christ Superstar. Vitraux au dessin subtil, nuancé.
Les demeures bourgeoises, en nombre abondant, se dérobent à l'énergie ambiante, semble-t-il. Où sont leurs occupants ? Nous ne sommes ni un dimanche ni un jour d'été, pendant les vacances. Tout d'un coup, je me sens épié, et j'imagine, rues en amont, rues en aval, les habitants cloîtrés chez eux pour défendre leur monde. Le colosse de la Caisse d'Épargne, abandonné, ça a l'air... plus rassurant du tout.
Je dois quitter cet endroit, assez vite. Avec des courses de vivres dans mon sac, en avant pour monter la côte très raide, la Côte Saint-Jacques, vignoble AOC. Le soleil, déchirant. Pas d'ombre, rangées de vignes et buissons. Je vise le haut de la colline, il y a une forêt. Mais en lisière entre terre cultivée et broussaille et sous-bois à l'abandon, pas un seul banc, pas un seul endroit où me poser. Rien qu'offrirait la « nature », rien qu'aurait prévu l'homme. J'ai conscience que ce rapport à la nature, le mien, il n'est pas tant partagé, il est culturellement conditionné, en moi et dans ce qui m'entoure. Personne de ceux rencontrés et de ceux barricadés ne viendrait, me dis-je, se promener, se poser par ici, moins encore à pied. La nature, c'est de l'utilitaire, ou alors, dans des zones désignées avec une infrastructure encadrée, genre parc d'attraction ou relais restaurant au bord d'un lac de loisir, elle ne serait alors que continuation de l'espace social que l'on rejoint... en voiture. La vue d'ici, beauté pure, repos pour l'œil. D'autant plus dommage, cette absence d'un endroit où se poser. Tiens, voilà la première fois en trois mois que quelque chose me manque de l'Allemagne : cette sensualité, oui, je pèse mes mots, dans le rapport de l'individu à la nature.
Au bout de mes forces et affamé, je m'assois à même la terre, sur un chemin caillouteux aux herbes folles qui m'engloutissent. Après le repas, la décision est prise : je vais descendre à la gare et continuer mon trajet, poussant plus loin dans les terres, c'est-à-dire le long des cette ligne de TER. Destination Saint-Florentin.
C'est faire le compte sans les aléas des découvertes à l'improviste. La gare ne se trouve pas dans la commune, mais à presque trois kilomètres de là. Le chemin sur les bords de la route bruyante, empruntée par des camions, est éprouvant. Heureusement, il y a des arbres qui prêtent leur ombre.
Comme chaque commune a vraiment son énergie bien à elle ! Ici, tout semble au repos, aussi. Mais sans cette léthargie de la faillite. L'Office de tourisme, ouvert. On peut y chercher la clé pour l'imposante église qui surplombe le village. Je me faufile entre les barrières et les planches. L'édifice fait peau neuve. Ça tape et ça perce. Des voix du haut de la toiture. J'ouvre le portail rouge, je m'enferme à clé aussitôt, comme on m'a dit de le faire. Commence alors la plus belle visite d'église des derniers temps, sans devoir partager l'instant dans une frénésie touristique. La lumière, la lumière ! Puis, une statuaire hors pairs, et des vitraux de tout premier ordre ! De taille immense, cette Église Saint-Florentin. Le fascicule me renseigne que l'on suppose qu'il avait été prévu de construire ici... une cathédrale. Ce qui semble être la nef n'est que l'avant-scène du transept et du chœur. Un jubé richement ciselé dans la pierre, de 1600. L'Ecce Homo, à lui seul, il vaut le voyage. L'autel, lui, est surmonté de deux statues équestres de Saint-Florentin et Saint-Martin. Tous d'une finesse absolue, et animés d'une spiritualité hors des temps.
Les riches vitraux, quant à eux, voilà un ensemble à me couper le souffle. Je me baigne dans la lumière oblique, je lève la tête, bouche bée, j'observe, j'admire, je deviens silence et m'incline devant ce savoir-faire, ce savoir-être. Dans une des chapelles, celle dédiée à Saint-Jean-Baptiste, trois vitraux formant un ensemble. Le volet de gauche, inspiré de l'Apocalypse de Dürer, une preuve s'il en fallait de la notoriété de cet artiste universel.
J'ai du mal à m'extraire de cette quiétude, de ce temps de luxe et de volupté. À la sortie, je découvre, dans le crépi même de la façade, une tête qui ne dit pas son nom. Du Fautrier tout craché !
Il me reste du temps avant mon retour le soir. Je m'apprête donc à rebrousser chemin, sous le soleil généreux encore, afin de regagner la gare. Direction, cette fois-ci, Laroche-Migennes. Parallèle aux voies ferrées, le Canal de Bourgogne. Gare propre, gare importante. Croisement de 2 lignes. La commune, elle, proprette aussi, fleurie et bien rangée. À part du pavillonnaire jusqu'à l'horizon, rien en vue. Le centre-village historique, trop éloigné pour me pieds qui ont marché une vingtaine de kilomètres déjà. Je me content de m'assoir sur un banc, sous un arbre, sur un banc encore, approvisionné en eau pour le voyage. Toutefois, je fais un petit tour, découvre l'extérieur inattendu d'une église années 1930, en béton armé, puis quelques maisons Bérard, et le Marché Couvert. La présence de la culture ferroviaire est clairement décelable, partout. Et c'est donc à la gare que je dirige mes pas, pour un dernier repos avant de monter à bord du train de retour. Subitement, cinq ou six tortues Ninja montent au créneaux, inondent de leur carapaces le quai, et de leurs pistolets, bâtons et gilets. « Sécurité ferroviaire », voilà ce qui est écrit sur leurs dos. Sécurité des voies ou sécurités des passagers ? Sécurité d'eux-mêmes ? Ou plutôt, à en juger de leurs conversations à peine déguisées et de leur comportement, tri des voyageurs, contrôle de clandestins, ici, au carrefour de deux axes ? Je ne les vois pas monter dans le train de Paris. Déjà qu'il sont loins quand le « mangeur de distances » se met en marche. Journée mémorable. Et prise de conscience, une fois de plus, que c'est à Paris où j'ai envie d'être. L'arrivée y est franche. Épuisé, j'ai rarement été si content d'être de retour.
Semaine des présentations. D'abord, ensemble avec les collègues du programme TRAME, ateliers ouverts dans le cadre régulier de Pratiques ralenties. Léuli Eshrāghi, commissaire. Notre fil conducteur : « Se nourrir de résistances et de mémoires solidaires ».
Je ne présente qu'une bonne dizaine de minutes de lecture enregistrée, d'un des chapitres du roman Cours particuliers. C'est la dernière programmation de la soirée. L'audience est fatiguée, presque plus personne n'écoute. Ravi de mon choix d'avoir prévu deux soirées de lectures-rencontres dans mon atelier, en fin de semaine.
Les deux rendez-vous : bonne humeur, humeur festive, des invités attentifs. Je lis, chaque soir, deux chapitres, le deuxième soir je lis autre chose en deuxième partie. Important de voir les réactions. Il semblerait que ma manière de lire touche ceux qui écoutent, aussi en français.
Avant le second soir : visite, enfin, du Louvre. Pas revenu depuis longtemps. Veux revoir, tout en bas de l'aile Denon, les sculptures, celles d'Europe du nord et d'Italie, le statuaire gothique, tilleul polychrome, Riemenschneider et l'École souabe. Mais aussi des Christ des Pays-bas, et un autre que je vois pour la première fois, d'Espagne, du XVIIIème siècle. Les gouttes de sang en volume, faites de vernis coloré, lui donnent, sur son corps sensuel enveloppé d'une peau grise, à peine éteinte, un réalisme intenable.
Comme à chaque fois, je me promets : la prochaine fois, oui, quand tu resteras un long moment en ville, tu iras, tu regarderas, trois fois par semaine, toutes les salles, l'une après l'autre, avec une systématique, pour te faire une idée exhaustive des collections, des œuvres exposées. Et ce sera certainement exhausting, épuisant.
L'Église Saint-Julien-le-pauvre. Concert, piano et violoncelle.
Jacqueline Bourgès-Manoury et Xenia Jankovic.
Par ricochet, j'ai appris que ce concert aurait lieu. Billet acheté, attente maximisée.
Le jour venu, je me rafraîchis les yeux à redécouvrir cette église, l'une des plus anciennes de Paris, dont le début de la construction remonte au XIIe siècle, à la même période que Notre-Dame. Plus besoin d'aller en Bourgogne pour s'émerveiller de l'art roman. Paris a vraiment de tout, là encore.
Parmi les auditeurs – toutes les places sont prises – quelques visages familiers, derrière ce voile, cette sorte d'ébauche qui rectifie ses propres traits en un rien de temps quand on revoit une tête pour la première fois après une trentaine d'années. J'ai toujours adoré le terme anglais de remember. On remembre ce que le temps a divisé, le souvenir recolle les morceaux. Je lève la main en signe de salut, le concert va commencer, les embrassades, c'est pour après. Nous étions voisins, en ce tout début des années 1990, tout comme Jacqueline qui va jouer sous peu. Un immeuble de félicité, pour moi du moins. Un compositeur et trois pianistes, chacun d'eux avec son jour attitré, ses heures réservées pour s'exercer, pour préparer les concerts, pour donner des cours. Quelle joie alors de toujours être accompagné, dans ma chambre ou dans la cage d'escalier, au départ pour une promenade ou au retour d'une excursion, par cette enveloppe sonore, ces douces réverbérations dont l'énergie accompagnait mon chemin.
Mais là, trente-deux ans plus tard, nous sommes tous devenus autres, et pourtant restés les mêmes.
J'écoute ces deux musiciennes, oublie le temps, y reviens, me laisse emporter puis ramener là, sur mon siège, transporté par la musique, par ce jeu endiablé. Tchaikovsky, Dvořák, Chopin... Les deux interprètes prêtent leur présence à ces abstractions faites sensualité. Plus tard, j'apprendrai qu'elles se sont rencontrées alors étudiantes à Genève, et que depuis, tout au long de leurs carrières respectives, elles se sont retrouvées, comme ce soir, pour célébrer la joie de jouer ensemble. Ça s'entend !
Retrouvailles après le concert, nous allons diner ensemble chez un Italien du quartier. La musique en conserve, de la mauvaise pop-variété locale, tonitruante, nous casse les oreilles. Je demande au patron de baisser le volume. La conversation s'élance enfin. Les plats arrivent, succulents, et autour de la grande table se refait le monde, avec l'écho de la musique du concert, les mets devant nous, les passeports des unes et des autres, les influences déterminantes des cultures dans lesquelles nous avons grandi, que nous avons ajoutées, qui nous portent à ce jour.
Ravi d'avoir traversé la Seine pour vivre ces instants, je rentre tard. Le temps s'étire, le passé est devenu présent et promet un futur. Rendez-vous est pris pour d'autres concerts, de nouvelles rencontres.
Être à Paris sans aller à Montreuil serait comme aller à New York sans visiter Williamsburg. Autrement dit : ce serait rater la nouvelle essence de la ville. S'il est un lieu en région parisienne qui a traversé, ces deux décennies passées, toutes les étapes de la gentrification, c'est bien Montreuil. C'est du moins l'idée que j'en ai gardée en tête, et je suis toutefois surpris que la mixité (j'ignore à quel prix) semble encore de mise et que les réalités, dans cette grande étendue de la commune que je vais parcourir tout au long de la journée, restent diverses et variées.
Je retrouve A., l'amie qui corrige, de semaine en semaine, les chapitres de mon roman. Nous allons déjeuner ensemble, puis nous promener. J'étais tout jeune adulte, fraîchement arrivé à Paris – et dans sa famille – et elle lycéenne quand nous nous sommes connus. Je souris à l'idée que tant d'années après ce soit elle, devenue professeur de français, qui révise mes textes.
Dans l'après-midi, je prends congé et me mets en route pour parcourir une bonne partie de Montreuil, depuis le quartier de la Mairie jusqu'à la Porte et les Boulevards des Maréchaux du 20ème. C'est le Paris élargi en pleine mutation, comme toujours, contrairement à l'idée de stagnation qu'on se fait souvent ailleurs, dans d'autres pays, de la capitale. C'est l'idée qui stagne, pas la ville. Partout des travaux, de nouveaux ensembles, souvent réussis, d'une architecture inventive qui tache à ne pas oublier l'aspect esthétique et la tradition dont elle est issue. Je suis à la recherche d'un nouveau square, puis d'un immeuble en bas de la station Robespierre. Dans un des chapitres de Cours particuliers, j'y fais habiter la protagoniste. Là encore, je visite les lieux réels après les avoir faits entrer dans la fiction.
La traversée du Périphérique, voilà un remède à toute nostalgie, à tout passéisme, à l'idée trompeuse d'un Paris sclérotique et suranné.
Je prends le tram, direction nord. C'est une première. Cette ligne-là, elle n'existait pas encore de « mon temps ». Expression bien rare, d'ailleurs, comme si ce n'était que le temps de nos jeunes années qui était le nôtre. Non, tout est de mon temps tant que je suis là !
Paysage urbain des plus contrastés, rien à voir avec les bords de Seine, avec le quartier de la Cité des arts, avec cette autre réalité qui est réelle également, qui est la « vraie vie », elle aussi, mais partielle (et partiale), comme toutes les autres.
En raison d'une grève (tiens, ça m'aurait manqué !), le tram s'arrête déjà Porte de la Chapelle et non de Clignancourt. Fatigué de ma marche d'avant, je me repose sur un banc avant de reprendre le chemin en direction de mon ancien quartier vers la rue Marcadet. Le long de la rue de la Chapelle, je remarque (pour la première fois, me semble-t-il) une église. Plus tard j'apprendrai qu'il y en a même deux. Du côté droit du portail : une statue de Jeanne d'Arc. C'est la Basilique qui lui est dédiée (du XIXème siècle, à la façade quelque peu brutaliste), sans pour autant être une vraie basilique consacrée. Puis, adjacente, l'Église Saint-Denys-de-la-Chapelle, architecture romane de 1204, agressée par les échappements d'un traffic frénétique. Cette ancienne chapelle d'un couvent est à l'origine du village de la Chapelle, devenue quartier de la capitale.
Sur la plaque je lis, grâce au téléobjectif de ma caméra, que Jeanne d'Arc, en 1429, s'y était retirée avant de donner l'assaut de Paris, pour y revenir blessée. La chapelle avait marqué le mi-chemin entre Paris et le tombeau de Saint-Denis, sur l'historique route l'Estrée. La plaque avait été apposée cinq cents ans plus tard, par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Comment ? La page internet de ladite société me renseignera. Ayant pour devise Vive le Québec libre, le cadeau de 1929 apparaît comme un vœu pieux des Québécois, comme une manifestation de sympathie pour la Pucelle d'Orléans dans la haine commune envers les Anglais...
Par la rue Ordener, j'enjambe l'un de mes ponts préférés d'où prolifèrent les axes de vue, vers la Gare du Nord … au sud, mais surtout... vers le nord. J'aperçois, en ligne droite, la Tour Pleyel.
Via la rue Marcadet, je rejoins le Boulevard Barbès. Étrange familiarité. Neuf belles années de ma vie. Visiteur de mon propre passé. Si, elles existent bel et bien, les machines à remonter le temps !
Enregistrement de l'émission L'Esprit des capitales, pour Fréquence protestante, au sujet du Grand Paris.
Me rends au studio, derrière l'Étoile, vers Argentine. L'émission est préparée. Nous allons parler, avec Laurence Moachon qui me reçoit, du Grand Paris, de mes pérégrinations mais aussi de l'écriture du roman Cours particuliers, du va-et-vient entre la réalité et la fiction.
J'adore les studios, j'aime les micros. Concentration maximale. L'heure passe vite. Belle clôture de mon séjour. Reconnaissant d'avoir pu développer certaines idées. L'émission clôt aussi une sorte de trilogie de trois villes dont j'ai pu parler sur ces ondes, Berlin, Leipzig et maintenant Paris, toutes trois lieux de vie à des stades bien distincts de mon parcours. Je n'ai plus aucun doute, si jamais je l'ai eu, lequel des trois m'importe le plus, et m'émeut toujours.
Pour écouter l'émission, cliquer ici
Quitter Paris. M'arracher à la concentration, me soustraire à l'évidence. Est-ce bien cela ?
Paris. Non pas y retourner, mais y revenir. Ainsi ai-je commencé mes notes il y a trois mois. Et maintenant ? La guerre continue, le continent pâtit. L'avenir, plus incertain que jamais. Enfin, un jamais de notre horizon...
Paris, non pas en partir, mais y rester. Contre tout bon sens, si, c'est bien ici que je voudrais être, encore un peu, au moins ça, un peu plus de temps, prolonger la vie, non pas par tous les moyens, mais par les bons. Je suis chez moi ici, elle reste ma matrice réactivée, cette ville. Avant de partir, car partir, un moment ou un autre, il le faut bien, toujours, avant de m'en aller donc, j'ai eu la confirmation de pouvoir revenir, à l'automne, en cette belle saison qui m'a accueilli jadis, en 1989, pour la première fois sous son manteau de feuillage rouille... des châtaigniers en feu.
Mes pas sont donc légers, et deux valises m'attendront. Ich hab' noch einen Koffer in ... Paris ...
À Barcelone, un bon mois plus tard, la veille de mon bref retour par Paris, je parcours le quartier d'Eixample. J'y trouve l'immeuble où j'ai fait habiter, dans Cours particuliers, la grand-mère de Santi, son iaia chérie. La boucle est bouclée. La réalité confirme la fiction, le fictif nourrit le réel.